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"Les Français musulmans connaissent de mieux en mieux ce qu’est la laïcité", entretien avec Vincent GEISSER

Libération, 8 décembre 2023

Un sondage Ifop explore les liens des Français musulmans avec la laïcité. Pour le sociologue spécialiste de l’islam Vincent Geisser, le fait de se dire musulman est devenu quelque chose de réel, d’incarné dans la société française, mais, pour autant ne relève pas du communautarisme.

Question de Bernadette Sauvaget : dans le sondage de l’Ifop, 66 % des Français musulmans se disent croyants et religieux (c’est-à-dire pratiquants). Ce chiffre vous surprend-il ?

Vincent Geisser : au-delà de ce chiffre, je relève que le fait de se dire musulman est devenu quelque chose de réel, d’incarné dans la société française. Il y a vingt ans, peu de personnes se définissaient comme tel. Il était plutôt fait référence à une origine géographique ou migratoire : les individus revendiquaient davantage leur filiation avec l’immigration africaine, maghrébine ou turque. Quel que soit leur degré de pratique religieuse, les personnes interrogées n’hésitent plus désormais à mettre en avant leur appartenance à l’islam. L’identité musulmane s’est, si je puis dire, « détabouisée ». Toutefois, je n’exclus pas non plus qu’il y ait, ce que j’appelle un effet « feed-back » identitaire et minoritaire, c’est-à-dire que des individus se déclarent musulmans par réaction à un contexte majoritaire de tension à l’égard de l’islam.

Q : pour 85 % des Français musulmans, leur religion influe, selon le sondage, sur leurs choix alimentaires, 63 % sur leur manière de s’habiller et même pour 47 % dans le choix de leurs amis. Ces chiffres sont le signe d’une forte religiosité. Mais sont-ils l’indice d’un communautarisme ?

Vincent Geisser : l’identité musulmane n’est pas uniquement sociale et réactionnelle. C’est aussi une identité confessionnelle pleinement assumée. De plus en plus de personnes y mettent des contenus. Bien sûr, le sociologue ne peut se contenter des déclarations. Il doit également s’intéresser aux pratiques sociales des individus et des groupes. C’est un élément de vigilance qu’il faut appliquer à l’ensemble du sondage. Cette forte religiosité ne relève pas, de mon point de vue, automatiquement du repli identitaire. Il est essentiel de comprendre que s’affirmer musulman n’est plus un tabou, notamment pour les nouvelles générations de croyants nées et socialisées en France. Je ne pense pas non plus que cela soit du communautarisme. On peut respecter des principes religieux, observer le ramadan, considérer que le port des signes religieux dans l’espace public doit être toléré mais cela ne veut pas dire forcément qu’il y ait un enfermement dans une bulle musulmane.

Q : dans le sondage, 72 % des Français musulmans désapprouvent l’interdiction du port des abayas et des qamis à l’école. Ils sont aussi 65 % à réclamer que le port du voile soit autorisé à l’école publique. Mais surtout, ils sont 78 % à considérer que l’application de la laïcité aujourd’hui par les pouvoirs publics est discriminatoire à l’égard des musulmans. Est-ce un refus de la laïcité ?

Vincent Geisser : les Français musulmans connaissent de mieux en mieux ce qu’est la laïcité et ne l’assimilent plus systématiquement à un principe antireligieux. Ils ont intériorisé le fait qu’elle n’était pas historiquement une arme contre les religions. Même si cela n’apparaît pas clairement dans le sondage, ils adhèrent à ses principes fondamentaux : neutralité de l’État, égalité entre les cultes, garantie de la liberté de conscience. Mais les Français musulmans sont effectivement critiques sur les aspects législatifs plus récents, telle que la loi de février 2004 qui interdit le port de signes religieux ostensibles à l’école ou la loi d’août 2021 dite « loi sur le séparatisme ». Ils dénoncent l’aspect prohibitif, sécuritaire et identitaire de la laïcité mais ne la remettent pas en cause. Il n’y a pas d’affirmation anti-laïque massive des musulmans. En fait, ils ont une conception plutôt individualiste et libérale de la laïcité, proche du modèle anglo-saxon, celle qui permet l’expression religieuse dans l’espace public, d’avoir de la nourriture casher ou halal à la cantine scolaire. Ce n’est pas un reniement de la laïcité. Si une majorité de musulmans a le sentiment qu’elle est aujourd’hui dirigée contre eux, il n’y a pas, d’après ce que je perçois dans le sondage, de remise en cause radicale de l’héritage laïque.

Q : qu’est-ce qui vous le fait dire ?

Vincent Geisser : dans les années 90, il était fréquent d’entendre dans la bouche de certains responsables musulmans que la laïcité était antireligieuse, voire antimusulmane. Elle était assimilée à l’athéisme. Ce type de discours est toujours présent dans des pays musulmans. Ce n’est plus le cas en France. Les Français musulmans ont adhéré majoritairement au principe de séparation entre le religieux et le politique. C’est l’élément positif du sondage. On pourrait même parler d’une nostalgie des musulmans de France pour la laïcité historique, celle qui promeut notamment la neutralité de l’État. Le problème, c’est que dans les nouvelles générations musulmanes, nées après 2000, la laïcité n’apparait plus que sous le registre de l’interdiction et pourrait à terme provoquer un phénomène de rejet.

Q : ce sondage risque-t-il de donner du grain à moudre aux milieux identitaires ?

Vincent Geisser :  au-delà de cette mouvance, une partie de la classe politique très crispée sur l’islam et les musulmans pourrait être tentée d’exploiter ce sondage sur un registre anxiogène et ce d’autant plus que la situation actuelle est particulièrement tendue, en raison du conflit Israël-Palestine. Il ne faut donc pas négliger les possibles instrumentalisations politiques et idéologiques de l’enquête. Mais les sociologues sont là pour éclairer et contextualiser les réponses des sondés et surtout les confronter aux pratiques sociales réelles.