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In Memoriam Jean-Claude Garcin par Denise Aigle et Sylvie Denoix

Jean-Claude Garcin nous a quittés dans la nuit de jeudi à vendredi. Il avait 87 ans (3 octobre 1934-22 octobre 2021).
Historien de l’Islam médiéval (agrégé d’histoire, thèse avec Gaston Wiet, puis Claude Cahen), maitre de conférences puis professeur à l’Université de Provence, il était un enseignant hors pair. Tous ceux qui ont assisté à ses cours se souviennent de la profondeur de sa pensée historienne, magnifiée par un sens théâtral certain. Marseillais de naissance, il ne reniait pas ce côté méridional qui lui a fait refuser tous les postes parisiens, notamment la succession de Claude Cahen à la Sorbonne. Dans ses mini mémoires, Miettes d’histoire personnelle, il écrit avec humour, ayant entendu sa voix enregistrée pour une conférence donnée en présence de Nasser lors du millénaire de la fondation du Caire : « je découvris que je parlais arabe avec l’accent marseillais ».

Enseignant, il a été assistant à l’Université de Tunis (1959-61) puis dans un lycée au Sénégal (1961-63) et à l’Université d’Alger (1967-70) où il a en partie enseigné en arabe. Après son deuxième séjour au Caire, il a été nommé en 1972 maître de conférences à l’Université de Provence dans le département d’Histoire, puis professeur dans celui des langues orientales, jusqu’à sa retraite en 2000. Avec ses collègues Claude Audebert, André Roman et Charles Vial, spécialistes de la langue arabe, et Gilbert Delanoue, Robert Mantran et André Raymond, historiens du Proche-Orient, il y a cofondé le Groupe de recherche et d’études sur le Proche-Orient (GREPO), qui sera plus tard un des constituants de l’Institut de recherche et d’études sur le Monde arabe et musulman (IREMAM).

Sa recherche l’a d’abord porté vers l’histoire urbaine, conçue comme participant de l’histoire sociale, avec cette œuvre considérable – sa thèse d’État - sur une ville de haute Égypte, Qūṣ : un centre musulman en Haute-Égypte, écrite et publiée à l’IFAO (en 1976 et rééditée en 2005) où il a été membre scientifique pendant 6 ans, en deux séjours (1963-67 et 1970-72).
Il y participa à des fouilles archéologiques en Nubie où il put assister, avec cette attention aux gens simples qui le caractérise dans chacun de ses séjours à l’étranger, « à la descente sur des bateaux des populations nubiennes obligées de quitter leur village et leurs champs du fait de la construction du Haut Barrage d’Assouan ».

Sa présence lors des fouilles archéologique de l’IFAO faisait partie de ses « obligations de service ». Outre celles de Nubie, il a participé, en bordure du delta égyptien, à celles des ermitages coptes des Kellia, ce qui l’amena à une réflexion épistémologique qui lui servit bien des années plus tard : « Je ne me prends pas pour un archéologue du fait de ces quelques mois passés sur les chantiers, mais je pense que ce sont bien ces fouilles qui m’ont donné l’idée de ce qu’était une “stratigraphie”, ce qui m’a beaucoup servi par la suite dans mon étude des Mille et Une Nuits, en attirant mon attention sur la stratigraphie des textes, qui aide aussi à les dater ».

Sa recherche sur Qūṣ, donne à voir des espaces, à différentes échelles (la ville, la province, l’empire) et à en saisir les mutations et les changements de polarité, résultats de recherche qui nourrissent encore les réflexions des chercheurs actuels. Ses travaux se sont poursuivis par la publication à l’IFAO - avec Jacques Revault et d’autres collègues - de L’habitat traditionnel dans les pays musulmans autour de la Méditerranée, en trois volumes (en 1989, 1990 et 1991), réflexion sur l’architecture domestique, continuée avec Jacques Revault et Bernard Maury, avec les Palais et maisons du Caire, XIIIe-XVIe siècles (Cnrs, 1982). Plus tard, à l’initiative de Claude Nicolet, alors directeur de l’École française de Rome, une recherche collective sur les mégapoles méditerranéennes, sur la longue durée vit le jour, et Jean-Claude Garcin y a animé le groupe des médiévistes qui, pour la problématique des grandes villes médiévales, ne pouvaient être que la production des chercheurs sur le monde arabe. Ce travail a donné lieu au livre collectif des Grandes villes méditerranéennes du monde musulman médiéval (ÉfR 2000, rééd. 2019) et à quelques articles dans les Mégapoles méditerranéennes (EfR-MMSH, 2000).

En 1986-87, il passa son « année sabbatique » au Centre de recherches de Dumbarton Oaks à Washington, qui abrite une magnifique bibliothèque. Il écrit dans ses Miettes : « c’est là que je compris que je ne pouvais pas à moi tout seul, écrire l’ouvrage qui devait remplacer celui de Robert Mantran sur l’Histoire du monde musulman médiéval ». Ainsi, il s’est attelé à la réalisation des trois volumes collectifs, en 1 300 pages, de la Nouvelle Clio : États sociétés et cultures du monde musulmans médiéval, xe-xve s. (PUF, 1995, 2000 et 2000) qui a rendu studieuses de nombreuses vacances d’été. Le premier tome, L’évolution politique et sociale avait pour objectif de présenter le cadre événementiel. Le tome 2 Société et culture expose les données économiques et sociales ainsi que la vie de l’esprit (sciences religieuses, mystique, philosophie), les littératures et les productions artistiques. Le tome 3, Problèmes et perspectives de recherche, plus ambitieux, propose des réflexions de fond sur les phénomènes historiques et soulève la question des raisons des évolutions sociales.

Son excellente connaissance du corpus des auteurs médiévaux cairotes l’a amené à publier de nombreux articles en histoire sociale, intellectuelle et économique. Il a aussi été pionnier dans la publication et l’exploitation, avec le regretté Mustafa Taher, des documents d’archives que sont les waqf-s., trouvant là de nouvelles sources pour la connaissance de l’histoire urbaine et sociale du Caire.

Dès les années soixante-dix, une époque où cette démarche n’était l’apanage que des seuls historiens de l’Occident médiéval, Jean-Claude Garcin a utilisé les matériaux hagiographiques, exploitant conjointement les données tirées d’al-Sha‘rānī (1492-1565), le fondateur d’un ordre soufi, et celles de l’historien al-Maqrizī (1364-1442) pour étudier la place des soufis dans la ville du Caire au XVe siècle qui représentent, selon lui, l’armature spirituelle de la société et qui sont désormais les gardiens d’un espace urbain bien déterminé. Ces textes religieux, dit-il, prennent une portée politique nouvelle lorsque les soufis apparaissent comme des recours contre un système injuste.

Préoccupé par l’épistémologie de l’histoire, dans un article publié à l’IFAO en 2006 dans un ouvrage sur Le développement du soufisme à l’époque mamelouke, « Les soufis dans la ville mamelouke d’Égypte globale », il a mis au jour l’usage que l’historien pouvait faire de ces textes. S’interrogeant sur sa légitimité, en tant qu’historien, à parler des maîtres spirituels sans avoir au préalable étudié les textes doctrinaux et les traités mystiques pour en saisir le message intérieur, sans même être lui-même soufi, contrairement à de nombreux historiens de ce champ, il conclut néanmoins à l’utilité de l’étude de ce phénomène par l’historien : « L'évolution du soufisme est donc un révélateur, parmi d'autres, des changements qui affectent la ville dans son cadre monumental et dans l'extension de l'urbanisation, les groupes sociaux qui y vivent, la culture qui y est produite ».

Les recherches qui l’ont habité ces dernières années, se sont développées vers l’histoire littéraire. En premier lieu, avec des Lectures du Roman de Baybars (Parenthèses-MMSH, 2003), puis avec un considérable travail sur les Mille et Une Nuits, pour lequel il a vécu une existence monacale : « en m’isolant du monde, sans plus assister à aucun séminaire, sans plus donner aucune conférence, sans plus voyager ». Il a publié ce travail d’abord dans un livre érudit : Pour une lecture historique des Mille et Une Nuits (Actes Sud, Sindbad, 2013), puis dans un ouvrage qu’il a voulu lisible par le grand public : Les Mille et Une Nuits et l’Histoire (Non Lieu, 2016).

Tout au long de sa vie, comme Jean-Claude Garcin l’exprime dans ses Miettes sa résistance à l’autorité, son dégoût du faste et sa sollicitude pour les gens dont il étudie l’histoire ont été un fil directeur. Tout au long de son œuvre, on ressent son empathie à l’égard des masses populaires médiévales frappées d’une immense détresse suite aux épidémies, aux famines et aux rapines des émirs, ce qu’il exprime ainsi : « Il reste que l’approche simplement historienne n’est pas une approche « froide ». La sympathie et le respect pour les hommes demeurent des conditions nécessaires au travail historique. Pour ma part, la découverte des soufis dans les Ṭabaqāt de Šaʿrānī, alors que je n’avais pas encore commencé mes recherches sur une histoire plus globale de l’Égypte, et la sympathie que m’ont inspirée la plupart d’entre eux, m’ont accompagné par la suite et m’ont permis de mieux comprendre ce pays. »

Denise Aigle & Sylvie Denoix

Les citations sont issues de ses « Miettes d’histoire personnelle », Les Cahiers de Tunisie 68, 2014 (2018), p. 167-202 et de l’article « Les soufis dans la ville mamelouke d’Égypte. Histoire du soufisme et histoire globale », dans Richard McGregor et Adaml Sabra, Le développement du soufisme en Égypte à l’époque mamelouke, Le Caire, Ifao, 2005, p. 11-40.