HADJ MILIANI

Hommage à Hadj Miliani par Kamel Chachoua

Une passion enquêteuse

C’est avec regret que nous apprenons le décès de notre ami et collègue Hadj Miliani, survenu vendredi 2 juillet 2021 à l’hôpital d’Oran des suites de la pandémie Covid-19. Il manquera à ses étudiants de l’université Ibn-Badis de Mostaganem où il enseigne à la faculté des arts et des lettres depuis 1999 ainsi qu’à ses proches collègues et ami·e·s du Centre de Recherche en Anthropologie Sociale et Culturelle où il est détaché depuis un an pour continuer ses recherches sur les littératures orales et les pratiques culturelles d’expressions populaires dans l’Ouest algérien. Hadj Miliani est impliqué physiquement dans le paysage intellectuel et culturel de la ville d’Oran depuis la fin des années 1960. À peine sorti de l’adolescence, ce fils de docker né à Oran en mars 1951 faisait déjà partie des animateurs du milieu théâtral et cinématographique de la capitale de l’Ouest. On comprend ainsi comment ce garçon jovial, énergique, chaleureux, constamment en alerte est devenu un des meilleurs spécialistes des pratiques et expressions culturelles populaires urbaines de l’ouest algérien. Il connaissait personnellement les plus grandes figures du Raï comme Cheb Khaled, Zahouania, Cheb Mami, Cheb Hasni, Fadéla Sahraouia. Certain·e·s furent parmi ses élèves au Lycée technique d’Oran ; auparavant il avait même exercé, selon son ami F. Hakiki, comme instituteur dans un village des environs d’Oran avant de rejoindre l’université Es Senia où il avait obtenu une licence en littérature en 1978. Il fait partie des toutes premières générations d’universitaires algériens bilingues qui ont pris la relève des enseignants coopérants français dans les années 1980. Hadj Miliani est un pan de l’histoire des sciences humaines et sociales d’Oran car il faisait partie du tout premier embryon de jeunes enseignants-chercheurs autour d’Abdelkader Djeghloul et de Nadir Maarouf, fondateur du Centre de Documentation et de Recherche (CDR) de l’Université d’Oran (1968), qu’on peut considérer comme l’ancêtre de l’actuel CRASC. Plusieurs d’entre eux feront partie du peloton d’exilés en France – Hocine Benkheira, Lahouari Addi, Houari Touati, Omar Carlier, Mourad Yelles, F. Talahit, A. Moussaoui, N. Maarouf, pour ne citer que quelques-uns parmi ceux qui sont partis d’Oran. Cela dit, beaucoup, beaucoup d’autres enseignants-chercheurs de l’université d’Oran, dont Hadj Miliani, vont réussir à créer sur place, durant cette décennie noire (1992), un véritable pôle de recherche en sciences humaines et sociales, le CRASC, dont la revue Insaniyat fondée en 1997 est l’illustration. C’est durant cette période que j’ai rencontré pour la première fois Hadj Miliani lors de ses passages à Paris pour les nécessités de sa thèse de doctorat sur le champ littéraire et culturel algérien qu’il soutiendra en 1997 à l’Université Paris XIII. Les assassinats terroristes d’Abdelkader Alloula (10 mars 1994), directeur du théâtre régional d’Oran et de Cheb Hasni six mois plus tard (4 septembre 1994) l’ont profondément ébranlé et semblent expliquer, en partie à tout le moins, sa détermination à donner une profondeur scientifique et politique au travail de recherche sur la musique populaire raï qu’il avait entamé dix ans auparavant. C’est aussi en réaction à toute cette littérature d’urgence sur les massacres terroristes en Algérie qu’il avait écrit un texte critique sur le roman policier algérien. Cette décennie [1990] est aussi celle qui a vu la musique raï traverser la Méditerranée et se populariser dans les banlieues en France, tandis que le rap traversait dans l’autre sens. Hadj Miliani et Bouziane Daoudi ont étudié ces circulations et ces formes d’appropriation locales d’expressions culturelles internationales [Beurs’ mélodies. Cent ans de chansons immigrées du blues berbère au rap beur]. C’est le raï et les chants populaires qui le conduiront aussi vers des recherches anthropologiques admirables sur le mariage « falso » ou le mariage de la natte (zwaj al-hsira, en opposition au tapis symbole de la cérémonie authentique et se dit aussi pour la circoncision), une sorte de ‘fête alibi’ organisée par des femmes de classes aisées pour soulager les femmes sans enfants et leur permettre de vivre les cérémonies de mariages et/ou de circoncisions dont elles sont privées. Ce très beau texte nous fait tout de suite penser à l’expression de Marcel Mauss qui disait que la société se paye avec la fausse monnaie de son rêve. C’est le raï aussi qui mènera Hadj Miliani à l’étude de cette pratique de la dédicaceet-tebriha »), sorte de combat ou de surenchère de/en générosité qui rappelle la thawsa Kabyle, étudiée par René Maunier dans le sillage de l’anthropologie du don de Mauss. Sans oublier ses autres travaux sur la dérision, l’injure et l’histoire populaire du théâtre algérien qui mêlent, enquêtes de terrains, analyses des textes et théories modernes des sciences sociales. 

Hadj Miliani avait un rayonnement international certain : il a participé à de nombreux projets et réseaux en partenariat avec le Liban, le Maroc, la France, etc., où il était très apprécié tant par ses connaissances que par son sens de l’humour et son regard critique, libéré de tout académisme frileux. Au-delà des études culturelles, il a également joué un grand rôle dans le développement des recherches sociolinguistiques sur et en Algérie en incitant ses étudiants à travailler sur les évolutions en cours et les usages du quotidien et en étant l’un des responsables de l’Ecole doctorale franco-algérienne qui a permis de former de nombreux doctorants en sociolinguistique dans les départements de français des universités algériennes. 

Malgré la situation critique et son indignation permanente, Hadj était toujours rayonnant quand il parlait de ses recherches sur les littératures orales, qu’il n’abordait pas comme beaucoup par la relégation et le rapport de domination politique. Non pas parce qu’il ignorait où il minorait les effets de la domination, mais parce qu’il trouvait cette approche un peu facile, ou un peu plus politique et polémique peut-être. C’est sans doute cette dimension urbaine qui fait que ses travaux sur la littérature orale n’ont pas toujours rencontrés un écho actif du côté des études berbères essentiellement rurale, montagnarde et/ou saharienne.

Cela dit, Hadj est un enseignant-chercheur positif et engagé ; il était parmi les fondateurs du grand Syndicat National de l’Enseignement Supérieur (SNES) qu’il avait quitté plus tard et jusqu’à son dernier souffle, il venait manifester tous les vendredis avec le mouvement Hirak à Oran ou à Mostaganem. Cet anthropologue du peuple va manquer à beaucoup de combats populaires ; il était une force pour ces idées et ces causes sans muscles. Paix à son âme et toutes nos condoléances à sa femme, à ses enfants et à tous ses ami·e·s d’Oran et d’ailleurs.

Kamel Chachoua (IREMAM, CNRS / Aix-Marseille Université)