Hommages à Jean-Claude Vatin par Ahmed Mahiou et Madjid Benchikh

Hommage à Jean-Claude Vatin, ancien professeur à la Faculté de droit d’Alger et l’Institut d’études politiques d’Alger par Ahmed Mahiou et Madjid Benchikh, anciens Doyens de la Faculté de droit d’Alger.

Jean-Claude Vatin, ancien Professeur à la Faculté de droit et à l’Institut d’études politiques d’Alger et directeur de recherches au CNRS vient de nous quitter. Il a consacré une grande partie de sa vie à travailler d’abord en Algérie et sur l’Algérie, puis sur le monde arabe notamment sur l’Egypte. Revenu en France dans des centres de recherche du CNRS, il est devenu un spécialiste reconnu de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient qu’il a contribué à mieux faire connaître, aussi bien par ses enseignements et ses recherches que par l’animation et la direction de centres de recherches notamment au Caire où il a dirigé le Centre d’études et de documentation économiques, juridiques et sociales (CEDEJ).

Nous l’avons connu tous les deux à la même période, lorsqu’il a commencé sa toute jeune carrière de politologue à l’Institut d’études politiques et à la Faculté de droit d’Alger au début des années 1960. Nous le voyons encore défiler à nos côtés à Alger, lors de la fête du 1er mai en 1965. Nous avions alors beaucoup d’espoirs pour l’Université algérienne. Ayant milité contre la guerre et la répression en Algérie, Jean-Claude Vatin a voulu apporter son concours pour le redémarrage de l’Université algérienne, surtout que celle-ci a perdu la majorité de ses enseignants en raison de l’exode des français d’Algérie.

La qualité de ses cours à tout de suite retenu l’attention, tout comme ses qualités d’écoute et sa proximité avec les étudiants. Ceux-ci à l’époque étaient d’autant plus politisés qu’une partie d’entre eux avaient vécu la guerre de libération et suivi la grève des études de mai 1956. Jean-Claude Vatin a ainsi tissé de multiples liens avec des témoins et acteurs de cette guerre.

Jean-Claude Vatin a été d’abord un défricheur de nouvelles pistes de recherche pour une meilleure connaissance de la société algérienne, par un dépassement de la période coloniale. Ses contributions dans ce domaine font autorité notamment avec ses deux maîtres ouvrages sur ‘’L’Algérie politique’’. L’un sur ‘’Histoire et société’’ et l’autre avec le professeur Jean Leca sur ‘’l’Algérie politique : Institutions et régime.’’ Il est aussi co-auteur avec Philippe Lucas de ‘’l’Algérie des anthropologues’’, essai critique décapant et remarqué sur l’anthropologie coloniale, à un moment où les peuples africains, au milieu de mille difficultés, tentaient de trouver leur voie vers l’émancipation.

Jean-Claude Vatin a été aussi un adepte du travail multidisciplinaire en équipe, sans dogmatisme ni parti pris. Politologue, il était ouvert sur l’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’économie et le droit. C’est ainsi que, lors de la réforme des études universitaires des années 1970, il a été un des brillants animateurs d’un cours d’introduction ouvert sur ces diverses disciplines en première année la Faculté de droit d’Alger.

Au-delà de l’émulation intellectuelle qu’il insufflait, son humour, toujours teinté de culture et le flegme britannique qu’il a sans doute acquis grâce notamment à sa parfaite maîtrise de la langue et de la culture anglaises, nous manqueront. Chaque année à l’occasion du Salon du livre maghrébin, il nous montrait ses talents de cuisinier en préparons lui-même pour les amis, anciens collègues en Algérie, des plats dont il a le secret. Il nous manquera même s’il nous laisse le trésor que constituent ses travaux sur l’Algérie qu’il a tant connue et tant aimée.

Hommage publié dans les quotidiens LibertéLe quotidien d’Oran et El Watan.

Jean-Claude Vatin (1935-2021) par Jean-Robert Henry et Bernard Botiveau

Jean-Claude Vatin avait l’art de résumer avec humour et empathie la personnalité de ses amis, quand il fêtait leur anniversaire ou lorsqu’il les accompagnait à la tombe. Mais lui-même ne se laissait pas volontiers saisir. Sa pudeur et sa discrétion confinaient parfois au secret. Il a pourtant été pendant le demi-siècle qui a suivi la décolonisation algérienne un pivot important de la recherche française sur le monde arabe. Et son histoire a croisé à plusieurs reprises la route de l’IREMAM.

L’Algérie

Après plusieurs années d’études en Grande-Bretagne, le premier contact de Jean-Claude Vatin avec l’Algérie se fit à l’occasion du service militaire. Il y effectua en 1962 une partie de son temps sous les drapeaux, notamment dans le cadre de la « Force locale », composée en majeure partie d’appelés algériens, et chargée par les accords d’Évian d’assurer, sous l’autorité de l’Exécutif provisoire, la paix durant la période menant à l’indépendance. A l’achèvement de son service, il rencontre fin 1962 Jean Leca, juriste et politologue, pied-noir libéral, qui avait été appelé pour diriger l’Institut d’études politiques par André Mandouze, responsable de l’enseignement supérieur algérien à l’indépendance. Les deux jeunes universitaires sympathisent, et Jean Leca propose à Jean-Claude Vatin de l’assister dans sa tâche de gestion et d’enseignement à l’IEP. A la même période, René Gallissot est recruté comme enseignant dans des conditions similaires, à la fin d’un service accompli à l’École d’enfants de troupes de Koléa. Après le départ de Jean Leca, Jean-Claude Vatin reste en fonction auprès du nouveau directeur de l’IEP, M. Aberkane.

Parallèlement, il noue des contacts avec la Faculté de Droit désertée par les anciens enseignants français, et se lie d’amitié avec Ahmed Mahiou, futur doyen, avec lequel s’instaure une collaboration qui sera durable. Il y enseigne le cours d’institutions politiques dans un esprit pluridisciplinaire qui deviendra, après la réforme universitaire de 1970, la marque des études juridiques de première année en Algérie. C’est lui qui assure lenouveau cours d’introduction à la sociologie issu de cette réforme.

Au niveau du troisième cycle, il s’emploie à relancer la recherche sur l’Algérie. Avec l’aide de Claude Collot et le soutien du doyen, il organise au début des années 1970 à la Faculté de Droit d’Alger un cycle remarquable de séminaires et rencontres à dominante historique sur le mouvement national et l’histoire coloniale, suivis par de nombreux étudiants qui sont souvent d’anciens militants. Il y invite des collègues d’autres Facultés ainsi que des enseignants venus de France. C’est lui qui prépare et ordonne avec une grande rigueur les débats. Plusieurs de ces rencontres débouchent sur des numéros spéciaux de la Revue Algérienne. C’est aussi l’époque où il publie plusieurs travaux personnels à caractère historique, littéraire ou juridique et où il prépare son ouvrage L’Algérie politique. Histoire et société, qui sortira en 1974. L’année suivante, il publiera avec Jean Leca le second tome, à caractère politologique, sous-titré Institutions et régime.

Aix-en-Provence

En 1973, Jean-Claude Vatin est recruté par le CNRS et affecté au CRESM (Centre de recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes) à Aix-en-Provence, tout en continuant à effectuer de nombreuses missions à Alger.

Au CRESM, il participe activement aux programmes en cours, par exemple en dirigeant l’ouvrage Culture et société au Maghreb (1975). Surtout, il fait profiter l’institution de son savoir-faire comme animateur scientifique, en lançant en 1978 un ambitieux programme de recherche sur « L’islam au Maghreb », préparé par un séminaire qui mobilise la plupart des collègues et ouvre davantage le CRESM sur l’Université de Provence et sur le monde extérieur. Il obtient à cette fin la collaboration d’Ernest Gellner qui s’installe pour deux ans à Aix. Avec l’aide de Maurice Flory, directeur du CRESM, il favorise aussi l’accueil à Aix d’enseignants maghrébins. Sept ouvrages ou numéros spéciaux sont issus de ce programme, dont Islam et politique au Maghreb (1981), qu’il codirige avec Ernest Gellner.

Après cette opération, il prend deux années sabbatiques aux États-Unis à Princeton, où il organise un autre colloque, en 1982, qui débouchera sur l’ouvrage Connaissances du Maghreb : sciences sociales et colonisation (1984).

Au début des années quatre-vingt, Jean-Claude Vatin s’investit aussi dans les premières discussions sur la mise en place d’un Institut fédérant les recherches sur le monde arabe à Aix-en-Provence. Créé en 1986, l’IREMAM est dirigé jusqu’à 1989 par André Raymond. Au départ en retraite de celui-ci, Jean-Claude Vatin fait partie des personnes sollicitées pour prendre sa succession, mais y renonce. Il conservera néanmoins de nombreux rapports avec l’IREMAM, et codirigera par exemple l’ouvrage sur Le temps de la coopération au Maghreb (2012). Il choisira aussi de donner à l’IREMAM et à l’Université de Tlemcen sa bibliothèque personnelle sur le monde arabe.

L’Égypte

En 1984, Jean-Claude Vatin se voit confier la direction du CEDEJ au Caire, qu’il exercera jusqu’en 1992. L’essor considérable de ce centre français de recherches en sciences sociales est inséparable de l’action inlassable et passionnée qu’y a déployée Jean-Claude Vatin pendant près d’une décennie. Plusieurs générations de chercheurs y ont appris ce que signifiait effectuer une enquête de terrain et en saisir les implications culturelles, les significations sociales et les enjeux politiques. Les premières années de ce CEDEJ nouveau auront été une période d’activité débordante et de réflexion intense sur le métier de chercheurs impliqués dans la connaissance d’une société. Formé initialement d’une équipe tournée vers la science politique, le CEDEJ, laboratoire associé au CNRS depuis 1985, s’est ouvert quasi immédiatement à toutes les disciplines des sciences sociales. Le séjour de recherche impliquait d’aller s’immerger dans la société d’accueil, d’en apprendre la langue, les codes et les modes d’expression par un jeu d’échanges continuel. Le « séminaire du mardi » fut l’occasion de présenter recherches doctorales et programmes en gestation, d’apprendre des chercheurs égyptiens et d’écouter nombre d’intervenants visiteurs désireux de confronter leurs questionnements à une équipe de recherche alors peu expérimentée mais très engagée dans son désir de comprendre ce qui se jouait là où elle se trouvait. Les chercheurs travaillant au Caire connaissaient parfois d’autres pays arabes et les occasions ne manquaient pas d’explorer tel lieu cairote ou égyptien, sans oublier les voyages que Jean-Claude Vatin organisait pour toute l’équipe : comme en 1986 à Khartoum où le CEDEJ avait ouvert une antenne qui élargissait la couverture scientifique des institutions scientifiques françaises et européennes. En lien avec celles-ci, Jean-Claude Vatin pilota directement un vaste programme de recherche intitulé D’un Orient l’autre, qui fit l’objet d’un colloque au Caire en 1985 et d’une importante publication en 1991.

Si nombre d’entre ceux qui ont vécu cette expérience se sont par la suite orientés vers d’autres terrains de recherche, ils se sont toujours sentis redevables de cette période productive et stimulante, à un moment où il n’était pas simple de faire entendre dans le monde de la recherche une voix scientifique sur des sociétés désignées comme des « aires culturelles ». Sur place dominaient alors des modèles politiques autoritaires dont l’observation permettait de se préparer à mieux comprendre ce qui se jouera à partir de 2011. Toutes ces conditions de recherche se sont modifiées avec les générations scientifiques qui se sont succédé au CEDEJ, sans que soit oublié le rôle éminent qu’y a joué Jean-Claude Vatin. Il nous laisse le souvenir vivace d’un collègue à l’érudition précieuse et à l’énergie entraînante, d’un aîné toujours encourageant et souvent d’un ami indispensable.

De 1994 à 2000, Jean-Claude Vatin fut nommé directeur de la Maison française d’Oxford, ce qui ouvrit une nouvelle dimension à son parcours professionnel.

Le survol des trois grandes séquences de la vie professionnelle de Jean-Claude Vatin consacrées au monde arabe montre la fécondité et la diversité de ses intérêts de recherche. Il maitrisait avec aisance plusieurs sciences sociales, ce qui donnait pertinence et finesse à sa lecture de sociétés en transition. Mais il avait aussi une hauteur de vue et une éthique qui en faisaient un grand directeur de recherches, dont la pensée était enrichie par sa familiarité avec la littérature anglo-saxonne. C’est une réalité qui ressort avec évidence de ses trois décennies algérienne, aixoise et égyptienne : tous les témoignages de ceux qui ont participé aux séminaires qu’il a organisés en différents lieux soulignent le souvenir et le profit qu’ils en ont conservé. Son sens aigu des responsabilités et des exigences scientifiques est aussi l’impression qu’il a laissée au Comité national de la recherche scientifique, dont il a présidé la commission de sciences politiques entre 1991 et 1995. Par ailleurs, sa bonne connaissance du paysage de la recherche sur le monde arabe était bien reconnue ; le ministère de la recherche envisagea en 1992 de lui confier l’animation d’une cellule de coordination des équipes parisiennes, souvent éparpillées et dépourvues de moyens, qui travaillaient dans ce domaine.

Si Jean-Claude Vatin put avoir cette influence, c’est qu’il fut aussi un homme de sociabilité et d’amitié. Ses projets de recherche sont partis souvent d’intuitions et de connivences partagées qu’il soumettait aux exigences scientifiques. L’amitié faisait partie intensément de son horizon de chercheur. Il avait appris du monde arabe ce que l’hospitalité veut dire comme rapport à l’autre et comme mode de connaissance. Pendant plusieurs décennies, il a ouvert avec générosité à des dizaines d’amis et collègues la maison de vacances qu’il louait au bord de l’Atlantique à Contis. C’était un lieu de retrouvailles et d’échanges qui voyait passer au total beaucoup de monde, et dont la gestion exigeait pour l’hôte la même rigueur aimable qu’il déployait pour organiser ses séminaires : il fallait tenir le calendrier des départs et des arrivées chez lui ou chez les proches qui participaient à l’accueil, organiser le tour des repas, les anniversaires, les activités sportives ou culturelles, les activités des enfants et même le cas échéant les visites de voisinage chez Jacques Berque ou chez Éric Rouleau ! Tant qu’il put le faire, il organisa aussi des rencontres dans sa maison familiale d’Averne en Seine-et-Marne où se retrouvèrent un jour une centaine d’Algériens et de Français qui s’étaient connus en Algérie à l’époque de la coopération. Dans tous les lieux où il travailla et vécut, il sut tisser et entretenir durablement des liens courtois et chaleureux. Et ce, jusqu’à sa mort. Une qualité rare.