Hommages à Philippe Cassuto

Photo © Nicolas Sabatier

Hommages à Philippe Cassuto par Sophie Nezri-Dufour, Aix-Marseille Université, vice-présidente de l’IECJ et Cyril Aslanov, Aix-Marseille Université, Institut Universitaire de France

Philippe Cassuto (ז"ל)

Philippe nous a quittés il y a un an déjà. Pourtant son souvenir est toujours présent, vivace. Comment ne pas l’imaginer, comme si c’était hier, sous le préau de la faculté de lettres, entre deux cours, entre deux réunions, avec ses bretelles, sa cigarette, son trousseau de clés et son sourire bienveillant. Il est rare de passer désormais sous ce préau sans penser à lui… Ou encore à la cafétéria de la MMSH, transitant avec aisance du séminaire du monde arabe au séminaire d’études juives.

Philippe et son humour. Ses provocations. Sa gentillesse. Son érudition. Son goût de la discussion désintéressée et son ouverture d’esprit. Sa manie talmudique de couper les cheveux en quatre. Sa douce folie parfois. Ses idées brillantes. Son écoute.

Avec la création d’une licence hébreu-études juives à part entière, enrichie d’un master et d’un doctorat spécifiques, dont le séminaire était dès le départ l’émanation, Philippe était heureux -et il pouvait l’être- que nous ayons réussi à créer un centre d’études juives dynamique au sein de l’Europe méditerranéenne et au sein de l’Université française. L’Institut d’Études et de Cultures Juives (IECJ), riche de ses chaires d’études juives en histoire, philosophie, droit et sciences de l’Antiquité, nous a permis de créer et de développer ce cursus riche et complet, enrichissant par là-même l’équipe du Département d’Études Moyen-Orientales (DEMO) d’AMU.

Le « séminaire du lundi », comme nous l’appelions alors et tel qu’il perdure, nous a permis dès le début de réunir et de dialoguer avec les meilleurs chercheurs d’AMU travaillant -directement ou partiellement- dans le domaine des études juives, ainsi qu’avec les plus grands spécialistes français (Paris, Lille, Perpignan…) et étrangers (Israël, Italie, Arménie…). Les étudiants de master et de doctorat (originaires de France mais aussi de Syrie, du Brésil ou des Comores) ont été également une vraie richesse dans notre réflexion et notre approche de la recherche ; Philippe les portait en haute estime.

Edouard Robberechts, Jean-Marc Chouraqui, Iris Pettel, Cyril Aslanov ont toujours été présents dans la création et la promotion de ce cursus, et dans l’animation du séminaire, sans oublier Laure Mistre, Jocelyne Garcia et Anne Odoyer ; Nathan Peres, Sami Sadak, Yaël Gronner… Nos étudiants et nos auditeurs libres, fidèles et nombreux : Aloïs, Christine, Abdulmuin, Hervé, Jacques, Patrick, Mireille…

Philippe nous manque. Il sera difficile à remplacer. Mais il faudra qu’il le soit, absolument.

Pour cela, il faut demeurer actifs, curieux et optimistes. À chaque victoire remportée pour créer la licence, le master, le doctorat ou le séminaire, Philippe se réjouissait et s’exclamait, avec son regard d’enfant espiègle : « Alors, elle est pas belle, la vie ? ».

Sophie Nezri-Dufour, Aix-Marseille Université, vice-présidente de l’IECJ.

In memoriam Philippe Cassuto (1959-2020)

Je n’ai eu la chance de connaître le regretté Philippe Cassuto qu’assez tardivement. Par un bel après-midi de septembre 2016, ma collègue Francesca Manzari me le présenta près du portillon Fanny. Très vite nous nous aperçûmes que nous avions beaucoup de choses à nous dire car nous étions tous deux passionnés de grammaire hébraïque et de linguistique comparée des langues sémitiques. Philippe dépassait du reste le cadre strictement sémitique puisqu’il s’intéressait aussi aux langues chamito-sémitiques (afro-asiatiques comme on dit aujourd’hui) et avait même une compétence en haoussa, une langue tchadique affiliée à la nébuleuse des langues chamito-sémitiques.

Influencé que j’étais par les méthodes ultra-conservatrices des hébraïsants de l’Université Hébraïque de Jérusalem, je fus d’abord interloqué par son approche iconoclaste et son désir de briser les idées reçues dans le domaine de la grammaire hébraïque et de la linguistique comparée des langues sémitiques et chamito-sémitiques. Philippe était notamment un adversaire de l’idée de la trilittéralité, principe selon lequel les racines des langues sémitiques comporteraient forcément trois consonnes. Comme je suis et reste un fervent adepte du grammairien juif médiéval Yehuda Ibn Ḥayyūj qui avait appliqué le principe de la trilittéralité à la description des verbes hébreux, j’avais du mal à suivre Philippe dans cette aventure intellectuelle qui consistait à nier audacieusement la trilittéralité. Or en y réfléchissant bien, je me suis dit que pour peu qu’on adopte une perspective sémantique plutôt que morphologique, l’approche révolutionnaire de Cassuto était défendable. Du reste, elle avait même été soutenue par le grammairien et philosophie juif provençal Joseph Kaspi (1279-1347) qui suggère implicitement dans son dictionnaire Sharshot Ha-Kesef que les trois lettres de la racine sont souvent décomposables en une base bilittère CC- précisée par un coefficient correspondant à ce que Ḥayyūj et la plupart des hébraïsants considèrent comme une troisième consonne radicale.

Dans ses recherches sur la linguistique comparée des langues sémitiques, Philippe Cassuto posait de vraies questions, celles qui forcent à réfléchir. En revanche, dans ses études sur la transmission médiévale du texte biblique, il suivait le modèle de rigueur implacable de son maître Aharon Dotan, lequel m’avait un jour avoué lors d’une session plénière de l’Académie de la Langue Hébraïque, que son extrême acribie avait été conditionnée par son passé militaire d’artilleur conscient du fait qu’un millimètre sur une carte d’état-major correspond à plusieurs mètres dans la réalité fatidique du champ de bataille.

Cet équilibre entre une extrême rigueur en ce qui concerne l’étude des Massorètes et de leurs continuateurs et une liberté intellectuelle enthousiasmante dans le domaine de la linguistique comparée des langues sémitiques et chamito-sémitiques faisait de Philippe Cassuto un hébraïsant hors du commun dont la disparition prématurée laisse un vide immense non seulement à Aix-Marseille Université mais aussi et surtout dans le parterre fleuri de la grammaire hébraïque et de la linguistique des langues sémitiques.

Cyril Aslanov, Aix-Marseille Université, Institut Universitaire de France.